La communication a renforcé le pouvoir de Fidel Castro depuis un demi-siècle de règne sur Cuba. On l’avait d’ailleurs très bien vu lorsque le leader cubain de 82 ans est
réapparu en public pour la première fois après le transfert de pouvoir à son frère en 2006. Castro avait donné une conférence de presse télévisée auprès des médias cubains et internationaux, ainsi qu’une
interview exclusive accordée à Carmen Lira Saade, éditrice du célèbre journal de Mexico
La Jornada. Dans cette interview, Castro évoquait la sécurité internationale, son état de santé, mais surtout l’enjeu le plus pressant pour le gouvernement cubain : Internet.
"Internet a donné la possibilité de communiquer avec le monde entier. Nous n’avions jamais connu cela auparavant. (…) Nous faisons face à la plus puissante arme qui n’ait jamais existé… Le pouvoir de la communication a été, et est encore, entre les mains de l’empire et de l’ambition de groupes privés qui en usent et en abusent… Même s’ils ont essayé de conserver leur pouvoir intact, ils n’ont pas pu. Ils le perdent jour après jour, au fur et à mesure que d’autres voix émergent."
Castro a également déclaré qu’il admirait les médias alternatifs d’Amérique Latine qui militent pour la transparence des gouvernements, et qu’il était fasciné par le pouvoir que WikiLeaks a commencé à exercer sur le gouvernement américain. Lira n’a pas osé demandé ce qu’il se passerait si une organisation similaire à WikiLeaks apparaissait à Cuba. À la place, ils ont discuté du défi auquel Cuba faisait face pour obtenir l’accès à Internet (en partie à cause de l’embargo des États-Unis) et du système mis en place par le gouvernement cubain pour fournir un accès internet au grand public. La liberté de la presse et de la circulation de l’information est resté le grand absent de la conversation.
Reporters Sans Frontières et
Freedom House ont qualifié Cuba d’
« ennemi d’Internet », tout comme la Chine, l’Iran, la Syrie, et la Birmanie. Mais alors que les gouvernements de ces pays sont connus pour censurer certains types de contenus, il n’y aucune preuve que le gouvernement cubain bloque plus qu’une poignée de sites web sur l’île (dont le blog de la célèbre Yoani Sánchez). Si vous parvenez à vous connecter depuis Cuba, vous pourrez visiter pratiquement tous les sites que vous voudrez. Mais la plupart des gens n’arrive même pas jusque là. La bande passante de Cuba est misérablement faible, ses infrastructures de télécommunications sont pauvres, et l’accès à internet des citoyens est hautement régulée par l’État.
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Rationnement du numérique
L’Union Internationale des Télécommunications rapporte que
le taux de pénétration d’Internet à Cuba est de 14%, ce qui place le pays au même niveau que les nations les plus pauvres comme le Salvador et le Guatemala. Seule un infime portion de la population cubaine dispose d’une connexion Internet à domicile. Les autres y accèdent généralement depuis leurs lieux de travail, depuis des cyber-cafés d’hôtels, où la demi-heure de connexion peut coûter plus de 10 dollars, soit à peu près la moitié d’un salaire d’un fonctionnaire.
Une journaliste avec qui j’ai discuté à La Havane comparait la politique du gouvernement au système de rationnement national :
"Ils distribuent l’accès à internet de la même manière qu’ils distribuent du riz : selon les besoins"
Les professionnels expérimentés – docteurs, académiciens, chercheurs en science ou en technologie et hauts fonctionnaires – sont autorisés à accéder à Internet depuis leurs lieux de travail car cela est considéré comme nécessaire pour leur profession. Ils sont d’ailleurs censé n’utiliser la toile que dans le cadre de leur travail. Si certains se permettent de lire leurs e-mails, consulter la presse, ou écrire sur un blog depuis le bureau, d’autres sont plus prudents. Des rumeurs qui circulent prétendent que le gouvernement aurait installé des logiciels espions, et le fort contrôle social instauré depuis longtemps à Cuba incitent les Cubains à auto-censurer leurs comportements d’internaute, même lorsqu’ils ont totalement accès à Internet.
Pour les millions de cubains qui n’appartiennent pas à l’élite des travailleurs très qualifiés, le gouvernement a construit un “intranet” connu sous le nom de
“Red Cubana”, que les cubains peuvent utiliser depuis les universités, les clubs d’informatiques de jeunes, et les bureaux de poste. Si
Red Cubana permet de se connecter à la plateforme de mail officielle, il ne permet pas aux cubains d’accéder au réseau mondial. En fait, ce réseau permet de se connecter uniquement aux sites hébergés à Cuba, lesquels sont tous sous la permanente surveillance du ministère de l’information et des télécommunications.
Aussi objectif que cela puisse paraitre, la “distribution selon les besoins” politise l’accès à Internet : les Cubains peuvent être déchus de leur statut de “professionnels qualifiés” si leur comportements politiques franchissent la ligne jaune définie par le gouvernement. De même, ceux qui seraient impliqués dans des affaires de marché noir ou d’expression critique en ligne risque d’être fichés comme “anti-révolutionnaires”, ce qui peut aboutir à un certain nombre d’obstacles pour se connecter. Cependant, de même que les flux de capitaux étrangers augmentent dans le pays, les compétences informatiques ont également pénétré la société cubaine, permettant à de nombreux cubains de se connecter par des moyens non-officiels.
Accès underground et rumeurs de Blogostroïka
L’accès à Internet est devenu un sujet chaud dans l’économie underground grandissante de Cuba. Des cartes d’accès utilisées pour les cyber-cafés se vendent sous le manteau à des tarifs avantageux, et parmi ceux qui ont un accès à domicile, beaucoup permettent à leurs amis ou voisins de se connecter moyennant une taxe.
Des employés télécoms ont été soudoyés pour subdiviser les câbles des connexions à domiciles de manière à ce que plusieurs foyers puissent utiliser la même ligne. Des cubains ont même tenté d’établir des connexions satellites pirates depuis leurs toits. Et bien que les autorités aient tenté de réprimer ces activités, des preuves tendent à montrer qu’il existe un débat au sein du gouvernement : certains auraient tendance à penser que la multiplication des accès serait bientôt impossible à contrôler.
Alors que le gouvernement avait une politique visant à permettre un accès à Internet équilibré et stable (pour ne pas dire très limité), il condamne ouvertement les voix critiques qui s’élèvent parmi la communauté de blogs naissante. Des mémos diplomatiques envoyés depuis la section des intérêts américains à La Havane (le bureau qui remplace une véritable ambassade) et
publiés par WikiLeaks en décembre 2010 suggèrent que les responsables gouvernementaux en sont venus à considérer les blogueurs de l’île comme
“le défi le plus sérieux” pour la stabilité politique de Cuba.
Certains blogueurs comme
Claudia Cadelo, l’auteur
Orlando Luis Pardo Lazo, et
Yoani Sánchez sont devenus de vigoureux avocats des “libertés numériques”, de la liberté d’expression, et des droits économiques des cubains. Ils ont gagné une immense reconnaissance parmi la communauté des défenseurs des droits de l’Homme et des leaders étrangers. La précieuse
documentation sur la répression gouvernementale qu’ils ont réussi à fournir constituent des données brutes qui montrent la responsabilité du gouvernement.
En janvier 2010, Cuba Study Group, une organisation disparate qui se bat pour la libéralisation de Cuba, a organisée une réunion de chercheurs et d’experts pour discuter des bénéfices civiques et économiques que pourraient apporter les nouvelles technologies. Dans un article intitulé
“Empowering the Cuba People through technologies”, ils ont sommé le président Obama et le Congrès américain de lever les restrictions (liées à l’embargo) sur les entreprises de télécommunications de manière à ce que le gouvernement cubain puisse nouer des contrats avec ces entités et ainsi améliorer l’accès à Internet dans l’île. Mais avant même que le gouvernement américain n’ait eu le temps de rassembler l’énergie politique pour agir, le gouvernement cubain avait trouvé un autre moyen de régler le problème.
La solution Chávez
Au cours de l’été 2010, le gouvernement est parvenu à un
accord avec le Venezuela pour installer un câble de fibre optique reliant les côtes cubaines et jamaïcaines à celles du Vénézuela. Ce câble va multiplier par 3 000 la connectivité de Cuba, permettant ainsi l’utilisation de vidéo, voix par IP, et autres technologies hautement consommatrices en bande passante qui sont actuellement quasi-inaccessibles dans l’île. Le câble devrait être
mis en place à partir de mars 2011, mais contrairement à ce que de nombreux cubains espéraient, il ne créera pas d’opportunités nouvelles pour les cubains désireux de se connecter au réseau : il augmentera seulement la qualité de la connexion de ceux qui y ont déjà accès.
Sous le gouvernement Castro, l’émergence de formes de communications ouvertes, sans frontières, multilatérales constitue un sérieux enjeu. La stabilité nationale repose sur des structures bureaucratiques et politiques centralisées, des libertés civiles limitées et un contrôle social profondément ancré dans la psychologie collective. L’exploration et l’expression libre d’idées politiques ne fait pas partie de la vie civile, et l’auto-censure est à la fois naturelle et souvent inconsciente. Des blogueurs comme Sánchez et Pardo Lazo ne font partie que d’un tout petit groupe de citoyens cubains qui aiment le risque et qui se sont débarrassés des mécanismes de contrôle social. Mais ils demeurent l’exception à la règle.
Alors que le gouvernement cubain est tout à fait conscient de la puissance potentielle des plateformes de médias sociaux telles que Twitter ou Facebook, les responsables gouvernementaux comprennent aussi les énormes avantages du réseau comme un espace d’acquisition de connaissances. Ils sont déterminés à maintenir l’excellence dans le secteur médical et universitaire, et ils reconnaissent que si les chercheurs ne pouvaient pas se connecter avec leurs homologues internationaux, ils seraient rapidement mis hors jeu.
Afin de trouver un équilibre à ce conflit d’intérêts, le gouvernement a créé une hiérarchie sociale complexe de l’utilisation à Internet. Les personnes hautement éduquées et compétentes peuvent accéder au réseau global, mais sous surveillance. Ceux qui ont de l’argent peuvent se connecter à partir des cyber-cafés des hôtels, ou bien aller sur le marché noir pour pirater une connexion. Tous les autres – la masse de travailleurs qui furent un temps l’âme collective de la révolution de Fidel Castro – peuvent utiliser
Red Cubana. Ou bien attendre la prochaine révolution…
Titre original : Digital Rations: Internet Policy in Castro’s Cuba
Tous les liens inclus dans cet article sont en anglais ou en espagnol.
Source:
OWNI