La « Révolution du jasmin » a créé une onde de choc qui se fait déjà sentir sur l’ensemble du monde arabe. En même temps, il n’existe pas de raison pour qu’elle n’étende pas son impact salutaire à d’autres coins de la planète où des gérontocraties, plus cruelles encore que celles de Ben Ali et de Moubarak, se maintiennent uniquement à force de répression.
Les conditions pour un bouleversement comme celui qui touche les pays arabes paraissent être réunies aussi à Cuba. On peut en effet déceler des similarités intéressantes entre, d’un côté, la situation qui a mené à la Révolution du jasmin en Tunisie et, de l’autre, les vicissitudes de la population cubaine. Voici les similarités.
Absence de perspectives pour les jeunes générations. A l’origine de la Révolution du jasmin se trouve la désespérance des jeunes, notamment ceux qui, détenteurs d’un diplôme universitaire, avaient du mal à trouver un poste à la mesure de leurs qualifications. A Cuba, on a affaire à un chômage déguisé : les jeunes diplômés sont certes absorbés par l’Etat, mais ils n’en sont pas moins sous-utilisés dans des emplois fort mal rémunérés (au-dessous de 20 euros par mois en moyenne). La meilleure preuve qu’un tel chômage déguisé atteint des magnitudes considérables a été fournie par le président Raúl Castro lui-même ; il a déclaré, non sans un certain mépris envers son propre peuple, que Cuba ne pouvait pas continuer à être le seul pays au monde où l’on peut vivre sans travailler.
Les perspectives pour la jeunesse, et pour la population cubaine en général, risquent de s’assombrir davantage. L’Etat, qui emploie 85 pourcent de la population active (5,2 millions) s’apprête à licencier 1,3 million d’employés au cours des prochaines années – 500 mille dans les tout prochains mois. Or, le secteur privé se limite à des activités rudimentaires et n’englobe à l’heure actuelle que 800 mille personnes ; on voit mal comment ce secteur pourrait presque doubler de taille en quelques mois et devenir une source de revenu décent pour le demi-million de Cubains qui seront bientôt rayés des fiches de paye de l’Etat.
On serait aussi bien avisé de ne pas se faire trop d’illusions sur l’ampleur de l’ouverture économique envisagée par le régime cubain. Preuve des restrictions qui continueront à peser sur l’initiative individuelle : aucun restaurant privé ne pourra avoir plus de vingt chaises (avant la réforme, la limite était de douze chaises). Comment, avec des contraintes si ridicules, pourrait-on miser sur l’éclosion d’un secteur privé moderne et dynamique ? On est loin du fameux « Enrichissez-vous » lancé en Chine en 1978 par Deng Xiaoping pour donner le top départ à un « socialisme de marché » qui aura permis l’impressionnant essor économique de l’empire du Milieu au cours des trois dernières décennies.
Les Cubains sont encore voués à pâtir d’une autre mesure programmée par l’Etat : la suppression du carnet de rationnement, qui permet aux gens d’acquérir, à des prix inférieurs à ceux du marché noir, une partie des produits de première nécessité dont ils ont besoin chaque mois. Dans un pays où il y a pénurie de tout, l’élimination du carnet en question se traduira forcément par une détérioration supplémentaire des conditions de vie de la population.
Des immolations dues au désespoir. En Tunisie, la Révolution du jasmin a commencé lorsque Mohamed Bouazizi, un jeune diplômé de 26 ans, décida de se donner la mort par le feu après que la police lui interdit de vendre des fruits et légumes dans la rue. A Cuba, Orlando Zapata, un ouvrier de 42 ans emprisonné pour avoir critiqué le régime, est mort d’une grève de la faim qu’il avait entamée en protestation contre les conditions inhumaines de son emprisonnement.
Indolence de la communauté internationale. Ce ne fut que trois jours après la chute de Ben Ali que l’Internationale socialiste, si prompte à donner des leçons de morale à tout le monde, décida d’exclure le parti du dictateur tunisien de la liste de ses membres. Quant à Cuba, l’Organisation des Etats américains décida en 2009 de réadmettre ce pays en dépit du fait que Cuba n’a pas permis la tenue d’élections libres depuis une cinquantaine d’années – ce qui contrevient à la Charte de la propre OEA, laquelle stipule que la démocratie représentative est « indispensable pour la stabilité, la paix et le développement de la région ».
Les deux régimes auront également joui de la bienveillance complice du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. La Tunisie de Ben Ali réussit sans grande difficulté l’examen entrepris en octobre 2008 par cette instance onusienne sur la situation des droits de l’homme dans ce pays. Et en 2010, Cuba se vit confier par acclamation la vice-présidence de l’auguste Conseil. Les peuples de ces deux pays ne peuvent malheureusement compter que sur eux-mêmes pour conquérir la liberté.
L’effet Wikileaks. La divulgation par Wikileaks de courriels échangés par des membres du gouvernement américain au sujet du régime de Ben Ali – décrit comme un système maffieux – est censée avoir donné du tonus au peuple tunisien dans son désir de se révolter. Quant à Cuba, Wikileaks pourrait avoir à terme des effets non moins dévastateurs pour le régime de ce pays : un des papiers obtenus par Wikileaks fait état de l’exaspération d’un diplomate chinois, et des propos railleurs de diplomates d’autres pays, face aux entraves que les autorités cubaines imposent aux investissements, y compris étrangers[1]. Les jeunes élites cubaines, désireuses de jouer un rôle constructif à l’avenir, pourraient bien prendre conscience de la nécessité de jeter par-dessus bord des aberrations idéologiques d’un autre temps qui font l’objet de moqueries ou de critiques dans les milieux diplomatiques de La Havane et qui empêchent leur pays de tirer profit de la mondialisation de l’économie.
En Tunisie, Ben Ali était parvenu nà décimer toute opposition, mais il n’a pas tenu longtemps face à la confluence de deux facteurs : primo, la détermination des Tunisiens à manifester massivement leur mécontentement et à réclamer la liberté ; secundo, et non moins important, le refus d’un secteur clé du régime – en l’occurrence l’armée – de jouer le jeu de la répression pour prolonger de quelque temps le règne d’une gérontocratie déconnectée de la réalité et condamnée par la biologie et l’histoire à disparaître. Ces mêmes facteurs pourraient aussi un jour se mettre à l’œuvre dans la belle île des Caraïbes et parvenir à y instaurer une véritable démocratie.
[1] « La Havane : chronique d’un effondrement économique annoncé », Le Monde, 17 décembre 2010.
Source: 24heures
Les conditions pour un bouleversement comme celui qui touche les pays arabes paraissent être réunies aussi à Cuba. On peut en effet déceler des similarités intéressantes entre, d’un côté, la situation qui a mené à la Révolution du jasmin en Tunisie et, de l’autre, les vicissitudes de la population cubaine. Voici les similarités.
Absence de perspectives pour les jeunes générations. A l’origine de la Révolution du jasmin se trouve la désespérance des jeunes, notamment ceux qui, détenteurs d’un diplôme universitaire, avaient du mal à trouver un poste à la mesure de leurs qualifications. A Cuba, on a affaire à un chômage déguisé : les jeunes diplômés sont certes absorbés par l’Etat, mais ils n’en sont pas moins sous-utilisés dans des emplois fort mal rémunérés (au-dessous de 20 euros par mois en moyenne). La meilleure preuve qu’un tel chômage déguisé atteint des magnitudes considérables a été fournie par le président Raúl Castro lui-même ; il a déclaré, non sans un certain mépris envers son propre peuple, que Cuba ne pouvait pas continuer à être le seul pays au monde où l’on peut vivre sans travailler.
Les perspectives pour la jeunesse, et pour la population cubaine en général, risquent de s’assombrir davantage. L’Etat, qui emploie 85 pourcent de la population active (5,2 millions) s’apprête à licencier 1,3 million d’employés au cours des prochaines années – 500 mille dans les tout prochains mois. Or, le secteur privé se limite à des activités rudimentaires et n’englobe à l’heure actuelle que 800 mille personnes ; on voit mal comment ce secteur pourrait presque doubler de taille en quelques mois et devenir une source de revenu décent pour le demi-million de Cubains qui seront bientôt rayés des fiches de paye de l’Etat.
On serait aussi bien avisé de ne pas se faire trop d’illusions sur l’ampleur de l’ouverture économique envisagée par le régime cubain. Preuve des restrictions qui continueront à peser sur l’initiative individuelle : aucun restaurant privé ne pourra avoir plus de vingt chaises (avant la réforme, la limite était de douze chaises). Comment, avec des contraintes si ridicules, pourrait-on miser sur l’éclosion d’un secteur privé moderne et dynamique ? On est loin du fameux « Enrichissez-vous » lancé en Chine en 1978 par Deng Xiaoping pour donner le top départ à un « socialisme de marché » qui aura permis l’impressionnant essor économique de l’empire du Milieu au cours des trois dernières décennies.
Les Cubains sont encore voués à pâtir d’une autre mesure programmée par l’Etat : la suppression du carnet de rationnement, qui permet aux gens d’acquérir, à des prix inférieurs à ceux du marché noir, une partie des produits de première nécessité dont ils ont besoin chaque mois. Dans un pays où il y a pénurie de tout, l’élimination du carnet en question se traduira forcément par une détérioration supplémentaire des conditions de vie de la population.
Des immolations dues au désespoir. En Tunisie, la Révolution du jasmin a commencé lorsque Mohamed Bouazizi, un jeune diplômé de 26 ans, décida de se donner la mort par le feu après que la police lui interdit de vendre des fruits et légumes dans la rue. A Cuba, Orlando Zapata, un ouvrier de 42 ans emprisonné pour avoir critiqué le régime, est mort d’une grève de la faim qu’il avait entamée en protestation contre les conditions inhumaines de son emprisonnement.
Indolence de la communauté internationale. Ce ne fut que trois jours après la chute de Ben Ali que l’Internationale socialiste, si prompte à donner des leçons de morale à tout le monde, décida d’exclure le parti du dictateur tunisien de la liste de ses membres. Quant à Cuba, l’Organisation des Etats américains décida en 2009 de réadmettre ce pays en dépit du fait que Cuba n’a pas permis la tenue d’élections libres depuis une cinquantaine d’années – ce qui contrevient à la Charte de la propre OEA, laquelle stipule que la démocratie représentative est « indispensable pour la stabilité, la paix et le développement de la région ».
Les deux régimes auront également joui de la bienveillance complice du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. La Tunisie de Ben Ali réussit sans grande difficulté l’examen entrepris en octobre 2008 par cette instance onusienne sur la situation des droits de l’homme dans ce pays. Et en 2010, Cuba se vit confier par acclamation la vice-présidence de l’auguste Conseil. Les peuples de ces deux pays ne peuvent malheureusement compter que sur eux-mêmes pour conquérir la liberté.
L’effet Wikileaks. La divulgation par Wikileaks de courriels échangés par des membres du gouvernement américain au sujet du régime de Ben Ali – décrit comme un système maffieux – est censée avoir donné du tonus au peuple tunisien dans son désir de se révolter. Quant à Cuba, Wikileaks pourrait avoir à terme des effets non moins dévastateurs pour le régime de ce pays : un des papiers obtenus par Wikileaks fait état de l’exaspération d’un diplomate chinois, et des propos railleurs de diplomates d’autres pays, face aux entraves que les autorités cubaines imposent aux investissements, y compris étrangers[1]. Les jeunes élites cubaines, désireuses de jouer un rôle constructif à l’avenir, pourraient bien prendre conscience de la nécessité de jeter par-dessus bord des aberrations idéologiques d’un autre temps qui font l’objet de moqueries ou de critiques dans les milieux diplomatiques de La Havane et qui empêchent leur pays de tirer profit de la mondialisation de l’économie.
En Tunisie, Ben Ali était parvenu nà décimer toute opposition, mais il n’a pas tenu longtemps face à la confluence de deux facteurs : primo, la détermination des Tunisiens à manifester massivement leur mécontentement et à réclamer la liberté ; secundo, et non moins important, le refus d’un secteur clé du régime – en l’occurrence l’armée – de jouer le jeu de la répression pour prolonger de quelque temps le règne d’une gérontocratie déconnectée de la réalité et condamnée par la biologie et l’histoire à disparaître. Ces mêmes facteurs pourraient aussi un jour se mettre à l’œuvre dans la belle île des Caraïbes et parvenir à y instaurer une véritable démocratie.
[1] « La Havane : chronique d’un effondrement économique annoncé », Le Monde, 17 décembre 2010.
Source: 24heures