Madrid, le 16 juillet 2010, 14 heures, à la cafeteria de l’hôtel Welcome où le gouvernement espagnol a hébergé les dissidents cubains récemment libérés. Parmi eux, 11 journalistes, dont Ricardo González Alfonso, correspondant de Reporters sans frontières, emprisonné avec 74 autres opposants politiques lors du ‘‘Printemps noir’’ du 18 mars 2003 et condamné à 20 ans de prison.
Voici son témoignage, ses premières impressions et ses projets futurs.
Quelles sont vos premières émotions en sortant de prison ?
Je suis à Madrid, mais mon esprit est encore à Cuba. Parfois, dans les discussions, je continue à dire ‘‘ici’’ en parlant de ma patrie. Pour la première fois après sept ans et quatre mois de détention, je peux me réveiller à côté de mon épouse. À la prison, il y avait des visites conjugales, d’abord tous les cinq mois, après, tous les trois mois, et finalement, tous les deux mois. Mais c’était des visites de trois heures. Cela me manquait de me réveiller à côté de ma femme. Pendant mon voyage en avion vers l’Espagne, j’ai vu pour la première fois depuis longtemps un couteau. Un couteau en métal, une chose si peu importante, mais interdite en prison. Cela m’a surpris et presque fait peur. Une autre chose : l’émotion devant mon premier plat chaud depuis sept ans. C’est un mélange de plusieurs petites choses, mais elles peuvent donner une idée de la confusion que l’on ressent dans ces moments, et du besoin que l’on a de s’adapter psychologiquement aux nouvelles circonstances.
Comment avez-vous vécu votre libération, depuis le moment où vous avez appris la nouvelle jusqu’à votre départ de Cuba ?
Tout a commencé avec une rumeur à l’Hôpital national des reclus, où je suivais un traitement. Un prisonnier auquel je faisais confiance m’a dit qu’il avait entendu à la radio que le gouvernement avait annoncé la libération de 45 prisonniers. Peu après, à l’hôpital, un autre collègue, Julio César Gálvez (journaliste aussi libéré), m’a confirmé la nouvelle, mais il n’avait pas plus d’informations. Quand je suis retourné dans ma cellule, j’ai demandé le journal la Granma. Il parlait des libérations, mais on ne connaissait pas le nom des prisonniers choisis. Le même jour, jeudi 8 juillet vers 18 heures, j’ai reçu un appel téléphonique du cardinal Jaime Ortega : l’archevêque de La Havane m’a informé que j’étais dans la liste de prisonniers libérés qui voyageraient en Espagne, si j’étais d’accord. Je lui ai expliqué : quand j’ai connu mon épouse Alida, elle voulait émigrer aux Etats-Unis. Moi je ne voulais pas partir. Quelques jours après mon arrestation, Alida a reçu une permission définitive de sortie. Mais elle n’a pas voulu m’abandonner. Elle a refusé le permis et a pris la décision de rester avec moi. C’est clair qu’une décision comme cela crée un engagement très fort entre deux personnes. Quand les libérations ont commencé, au début de l’année 2004, on a parlé une nouvelle fois de ça. Ma libération est arrivée quelques années plus tard, avec une permission de sortie immédiate. Alors, comme je l’avais promis à mon épouse, fidèle à mon engagement et à sa fidélité, nous avons émigré. La première étape a été très dure pour moi, par rapport à mes fils. J’ai deux enfants de mon premier mariage. Quand j’ai pris la décision de partir, mon ancienne épouse ne voulait pas émigrer. Notre enfant le plus jeune ne voulait pas se séparer de sa mère. Avec l’aide de mes amis, j’ai essayé de la convaincre. Finalement, j’ai eu la chance d’émigrer avec mes deux enfants, mon épouse et la mère de mes enfants. Je suis l’un des rares Cubains qui a pu partir entouré de toute sa famille.
Au moment de votre libération, le cardinal Ortega vous a-t-il donné le choix entre rester ou quitter le pays ?
Ce n’était pas clair. Mais il m’a précisé que les personnes qui partaient avec moi pourraient rentrer sans autorisation, un fait exceptionnel car tout Cubain qui émigre définitivement doit demander une autorisation pour rentrer dans le pays. Bien sûr, cette disposition est une violation de l’article 3 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, mais dans notre pays cela se passe comme ça. Le cardinal m’a aussi expliqué que ma propriété ne serait pas confisquée. Par contre, il m’a demandé de prendre une décision immédiatement.
Vous deviez donc donner une réponse tout de suite ?
Oui, immédiatement. Le cardinal m’a expliqué que les démarches seraient faites rapidement, qu’il ne pouvait pas perdre une minute : je devais donner une réponse tout de suite.
Quelles étaient vos conditions de détention pendant ces sept années ?
Il y a eu plusieurs étapes. Le processus d’instruction, au total 36 jours – avant et après le jugement –, s’est déroulé à Villa Marista, siège de la Sécurité cubaine. J’étais obligé de dormir dans une cellule murée face à la lumière qui n’était jamais éteinte. L’eau pour boire et pour prendre la douche était rationnée. On subissait des interrogatoires le matin, l’après-midi, le soir, la nuit, alors on dormait peu et par intermittence. C’étaient les conditions jusqu’au jugement. Ensuite, les interrogatoires sont devenus des ‘‘discussions’’ se déroulant le matin et l’après-midi. Nous sommes restés là-bas jusqu’au 24 avril 2003, date à laquelle nous avons été envoyés dans une prison de haute sécurité, Kilo 8, à Camagüey, dans des conditions très sévères. Dans ma cellule, il y avait à côté du lit des petites toilettes à la turque. Il n’y avait pas de place pour une douche, mais seulement pour un tube d’où sortait l’eau qui s’écoulait au-dessus des toilettes. On y prenait le petit-déjeuner, on y mangeait et on y dînait. On y recevait les soins médicaux. Du lundi au vendredi, s’il ne pleuvait pas, on sortait dans un couloir pour prendre le soleil. Si j’écartais les bras, je touchais les murs. C’était comme une cellule, mais au lieu d’avoir un toit il y avait des grilles. À midi je prenais le soleil, sinon, je ne recevais que quelques rayons. Notre situation a ensuite changé et j’ai vécu trois mois sans électricité. Puis trois mois avec la lumière toujours allumée.
Tout cela, à Camagüey ?
Oui, je parle toujours de la prison Kilo 8 de Camagüey, à 533 kilomètres de La Havane, où habitait ma famille. Le dernier mois, on a pu allumer et éteindre la lumière, un grand avantage. J’ai alors écris un livre de poésie, “Hombre sin rostro” (Homme sans visage), qui reflète les atrocités que j’ai vécues dans cet endroit à cause de mes idéaux, de ma volonté de défendre la liberté d’expression, mon quotidien et celui des autres prisonniers. J’ai été puni pour ce livre. Ils m’ont envoyé dans une zone spéciale où se trouvent les prisonniers les plus dangereux de Cuba, ceux qui ne sont admis dans aucune autre prison. De sorte que, dans le centre pénitencier de Camagüey, il n’y avait personne originaire de Camagüey : tous venaient d’autres provinces. Un jour, l’un d’eux m’a avoué que trois d’entre eux étaient là pour me harceler. Ils étaient envoyés par la Sécurité de l’Etat pour me faire souffrir. Afin de mettre un terme à ce châtiment j’ai entamé une grève de la faim pour demander aux autorités de me traiter comme les autres détenus. Ensuite j’ai été transféré dans une autre prison, celle d’Aguica, dans la province de Matanzas, où mes conditions de santé ont empiré. Ils m’ont amené plusieurs fois à l’Hôpital national des reclus, où j’ai subi trois interventions chirurgicales. Puis, à partir du 7 décembre 2004, je suis resté à Combinado del Este, à La Havane. D’abord, j’étais dans le Bâtiment 2, ensuite, je suis rentré à l’hôpital. Finalement, nous avons été expulsés parce qu’on avait organisé une manifestation. Pendant les trois dernières années de ma détention, j’étais tout seul dans une cellule grâce à des protestations, des menaces de grève de la faim, et la campagne internationale menée par ma femme. Je suis aussi arrivé à obtenir de meilleures conditions de détention pour d’autres prisonniers de droit commun : la possibilité d’avoir la porte de la cellule ouverte de 6 heures à 18 heures, d’avoir de la lumière et de pouvoir l’allumer et l’éteindre. Le reste était la rigueur de n’importe quelle autre prison, en prenant en compte le fait que je refusais de porter l’uniforme des prisonniers de droit commun car je n’en étais pas un. Je m’habillais donc en civil. C’est la raison pour laquelle ils ont appréhendé ma sœur quand elle est venue de New York me rendre visite. A son arrivée à l’aéroport José Martí de La Havane, la police politique cubaine a fait pression sur elle pour qu’elle me convainque de porter l’uniforme de prisonnier de droit commun. La pression psychologique a été si forte qu’elle s’est évanouie. Elle avait 71 ans.
Et les conditions d’hygiène ?
Il y a eu plusieurs étapes. Par exemple, quand j’étais dans la cellule murée à Camagüey, puni pour ma grève de la faim, le sol grouillait de rats. Cela faisait partie de la punition. Dans ma cellule, les toilettes étaient accolées à mon lit. Sous les toits – je l’ai vu dans toutes les prisons où j’ai été, sans exception – il y avait une humidité impressionnante. Les prisonniers faisaient des canaux avec des sacs plastiques attachés pour que les fuites des conduits ne tombent pas sur nous quand nous étions en train de dormir ou de manger. Dans les deux dernières cellules où j’étais, l’humidité était permanente, l’eau coulait des murs.
De quelle manière cela a-t-il affecté votre santé ?
Bon, je ne supporte pas l’humidité. J’avais besoin de suivre un traitement antihistaminique permanent. Je souffre aussi de migraine, donc je prenais des analgésiques. De plus, je suis rentré dans la prison à 53 ans et j’en suis ressorti à 60. Logiquement, toute cette humidité a empiré mon arthrose.
Le suivi médical était-il satisfaisant ?
J’ai eu un traitement privilégié comparé aux prisonniers de droit commun, et même par rapport aux autres prisonniers politiques.
Que pensez-vous de la politique de libération de prisonniers menée par le gouvernement cubain ?
Le gouvernement cubain s’est sans doute vu obligé d’entamer des négociations pour ces libérations. Une série d’évènements a débuté avec la mort d’Orlando Zapata Tamayo : la grève de la faim de Guillermo Fariñas, la lutte des Dames en blanc (Damas de Blanco) dans les rues de La Havane, le soutien de plusieurs organisations internationales et des exilés politiques, la pression de certains gouvernements démocratiques de différentes régions du monde et la situation économique très critique. Tous ces éléments ont crée une situation favorable. Quand le dialogue entre l’Eglise catholique et le gouvernement de Raúl Castro a commencé, le ministre espagnol des Affaires étrangères, Miguel Ángel Moratinos, est intervenu en tant qu’observateur pour faciliter la libération des prisonniers du ‘‘Printemps noir’’ de 2003, afin qu’ils puissent partir en Espagne. J’ai beaucoup d’admiration et de respect pour les prisonniers qui ont pris la décision de ne pas quitter Cuba, et ce, malgré les pressions du gouvernement. Le régime ne les a pas libérés avant nous, nous qui avons décidé d’émigrer, et ceci est significatif. Si un prisonnier doit émigrer comme nous l’avons fait, directement de la prison à l’aéroport, il faut remplir une série de formalités et de contrôles médicaux. Cependant, quand il faut libérer un prisonnier qui veut rester à Cuba, il suffit d’ouvrir la porte. Il y a sept ans, ils ont arrêté 75 hommes en 72 heures. Maintenant, ils décident d’en libérer 52, et dix d’entre eux veulent rester dans le pays. Le peuvent-ils ? Je me suis toujours demandé pourquoi le gouvernement ne les libérait pas, car il me semble plus simple de libérer ceux qui veulent rester que ceux qui veulent partir. Il est incroyable que soient encore en prison ceux qui ont pris la décision de rester dans leur patrie. Je crains qu’ils soient pris comme garants pour faire pression sur l’Union européenne quand, en septembre, elle prendra la décision de lever ou non les mesures communes prises contre le gouvernement cubain.
Que faut-il pour que la situation à Cuba change de façon radicale ?
Personne n’a pas de baguette magique. La seule chose que l’on observe c’est la coïncidence de différents facteurs : une crise économique, l’affaiblissement d’une politique autoritaire qui ne satisfait pas les besoins humain, l’épuisement et l’aggravation des inégalités sociales, les pressions internes et externes. Tous ces facteurs s’additionnent. Je ne suis pas prophète, simplement journaliste et poète. Mais il existe des circonstances propices pour que se produise lentement un changement. Ce mot, changement, est dans l’esprit de tous les membres de la société cubaine. Pas seulement de l’opposition, mais aussi des dirigeants du gouvernement. Mais ils veulent le changement uniquement dans le but de sauver un moribond, alors que l’opposition et la société civile veulent un changement pour la démocratie.
Quels sont vos projets pour cette nouvelle étape de votre vie, pour la première fois si loin de votre pays ?
Je n’ai pas encore de statut clair : toutes les formalités sont en cours. Mais j’aimerais connaître le plus tôt possible les circonstances dans lesquelles ma famille et moi pourrons rester en Espagne. La lutte par la liberté d’expression, pour la liberté de mes collègues a commencé dès notre arrivée à l’aéroport de Madrid. Nous avons et nous aurons toujours les mêmes revendications : la liberté de tous les prisonniers politiques est indispensable. C’est un préalable à la complète démocratisation de Cuba, qui est finalement l’unique garantie pour qu’un homme soit libre.
Interview réalisée par Alessandro Oppes, de la section espagnole de Reporters sans Frontières.
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